Quand je vis le menu que me tendait le gardien chef, je me tournais vers mon avocat :

— Vous voulez me tuer ! Lui dis-je

— Bah, de cela ou d’autre chose… répondit-il le sourire en coin, et surtout, surtout, surtout prenez votre temps !

Le premier plateau venait d’arriver devant la mine déconfite du procureur qui avait bien essayé de s’y opposer. Mais Maître Folace lui a sorti un de ces articles cachés dont il a le secret et qui fait de lui la terreur des magistrats. Un ténor du barreau, de celui qui aime se plonger dans les arcannes des codes divers et variés qui font nos lois et règles. Citez-lui un article au hasard, immédiatement, il pense à son référent, le renvoi ou la jurisprudence.

Une immense base de données à lui tout seul. Combien d’innocents ont retrouvé la liberté grâce à sa sagacité ? Combien de coupables aussi ? Le roi du vice de procédure. Pour lui, peut importe les faits, la forme d’abord, et si la forme n’est pas bonne…

Que ne l’ai-je engagé avant mon procès ! Je ne serais peut-être pas ici devant cette montagne de nourriture. 

Le velouté d’asperges était délicieux, je le dégustais à la petite cuillère sous l’œil vigilant et lassé de ceux qui ont compris qu’ils allaient rester debout longtemps. Pêle-mêle, gardiens et directeur de la prison, le procureur, un curé, mon avocat -le seul à sourire-, et deux hommes à l’air patibulaire dont je ne connaissais pas le rôle…

Et tout ce petit monde me regardaient manger !

D’un point de vue tout à fait culinaire, je ne suis pas certain que le foie gras et sa confiture de figue étaient bien à sa place après les asperges et avant la douzaine d’huîtres d’Oléron. Ce choix me laisse sceptique. Mon avocat était certainement meilleur juriste que gastronome !

C’est au moment où j’ai redemandé une tranche de pain de seigle, que le procureur s’est emporté, jurant, sur de son fait, que le temps qui m’était imparti était maintenant largement dépassé, que cette comédie humaine devait cesser, et donna l’ordre que l’on m’emmena sur le champ. C’était mal connaître Maître Folace qui sortit alors le code de son grand sac et, l’ouvrant, partit dans un grand débat avec le magistrat, ce dans une langue qui me semblait étrangère à grand coup de chiffre et autre borborygmes  inconnus de mes chastes oreilles. En attendant l’issue, je me décidais à attaquer ce cassoulet dont on m’avait garanti que la croûte avait été cassée sept fois, selon la tradition…

Je n’avais déjà plus grand faim quand le représentant du ministère public s’avoua vaincu sous les coups de boutoir de l’éminent membre du barreau qui me défendait. Sa dernière victime, fulminait et regardant le directeur en disant, « il va être trop tard, je vous dis, trop tard ! » Je ressentais une certaine jouissance à voir celui qui m’avait envoyé là, englué à son tour dans le piège de la fatalité…

Le trou normand fut le bienvenu avant d’attaquer la truite aux amandes. 

Afin de tenter de retrouver un peu d’appétit, je pris mon temps pour trier les arêtes et les poser délicatement sur le bord de l’assiette, l’air de rien, en jetant un coup d’œil à la grosse horloge murale, dont la grande aiguille avançait par à-coups toutes les minutes. Cela faisait déjà quatre heures que je me gobergeais, et je m’apprêtais à attaquer le huitième plat. Pour être honnête, du moins tant soi peut que je puisse l’être, non seulement je n’avais plus faim, mais tout plaisir m’avais quitté, limite que j’étais des haut-le-cœur. Ma panse contenait plus que raisonnable et si ce n’avait été le coup d’œil d’encouragement de mon défenseur, j’aurais jeté l’éponge ici !

Deux heures plus tard, j’en étais à choisir les fromages, quand un bip se fit entendre. Mon champion regarda l’écran de son téléphone…

— Maître, dois-je vous rappeler que les téléphones portables, de surcroît en fonctionnement son strictement interdit ici ? 

— Bah, vous porterez réclamation si vous le voulez, mais je vous annonce une grande nouvelle, vous allez devoir surseoir à l'exécution de la peine de mon client, l’abolition de la peine de mort vient d’être votée… et se tournant vers moi, « vous pouvez digérer tranquille maintenant… »

Je pense que si le gros téléphone mural, noir, datant d’un autre siècle n’avait fait retentir ses 2 imposants grelots couleur argentés, nous aurions assisté à un meurtre d’avocat en direct ! 

— Allô ? ... ... Bien Monsieur, d’accord Monsieur, Au revoir Monsieur…

— Ramenez l’en cellule murmura-t-il de sa colère retenue, suivie par un retentissant « allez vous faire foutre » quand Maître Folace proposa : « et si on allait dîner ? Toutes ces émotions m’ont creusé ! »

Le médecin n’avait jamais vu une telle indigestion… « Vous avez failli y passer », me dit-il à mon réveil.

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C'était ma petite participation aux impromptus de cette semaine où il fallait mettre en incipit: Quand je vis le menu...