Joseph commençait son service à 19 heures, comme tous les soirs. En fait, il allait toujours boire son café à 18 h 30 précise, chez Jeanjean à la sortie du métro. À 18 h 45, il était dans les vestiaires pour se changer, nouveau café à la machine à 18 h 57 et à 19 heures pile, il rentrait dans le bureau pour prendre les consignes. Elles étaient simples les consignes, comme tous les soirs, l’horaire des rondes, différentes chaque jour, les livraisons nocturnes prévues, les équipes de nettoyages et puis voilà, rien de plus. Les collègues lui souhaitaient bonne soirée et partaient, le laissant avec Robert, son coéquipier. La nuit était à eux.

Joseph a toujours voulu être gardien de nuit dans un musée, un vieux rêve d’enfant depuis qu’il avait vu Belphégore à la télévision noir et blanc. Pas chez ses parents, il n’y avait pas le sou, chez Monsieur Martin, au premier, la seule télé de l’immeuble. Tous les voisins se réunissaient, il était fier Monsieur Martin !

Ce qu’il aime le plus, Joseph, c’est la ronde autour de minuit. Robert, comme prévu par les consignes, restait dans le bureau fermé à clef, en contact par talkie-walkie, des fois que…

 C’est l’heure où le musée était le plus calme. Les équipes de nettoyages ou de travaux ne débarquaient qu’à quatre heures du matin. Joseph était seul avec des milliers d’œuvres, juste dans le faisceau de sa torche électrique, à la lueur d’une lampe de sortie de secours ou d’un lampadaire profitant des larges vitres blindées, comme il se doit ! Visiteur privilégié, Joseph ne boudait pas son plaisir, il aimait le son de ses pas qui résonnait dans les grandes salles, il prenait son temps pour décrypter des détails sur les toiles qu’il avait lus dans des revues spécialisées. Il saluait telle statue, demandait des nouvelles d’un tableau, ou remarquait l’absence, justifiée, de tels autres prêtée pour une exposition dans un lointain pays. Tel était le monde de Robert, et puis… et puis il y avait elle ! Il finissait toujours sa tournée par elle. Il s’asseyait sur le petit banc juste en face, et braquait sa lampe dessus. Sa beauté le subjuguait, la puissance de son regard, l’aisance de ses courbes, il était amoureux Joseph, cela ne faisait plus aucun doute. Alors Joseph parlait, lui parlait, lui expliquait ce qu’il serait tous les deux si elle n’était pas que chimère de peinture, il lui racontait leurs enfants, leurs vacances, et même leurs engueulades. Et puis certains soirs, ils étaient plus intimes, il lui susurrait ses fantasmes de papiers, il avait l’impression que des fois elle rougissait un peu. Et puis brusquement, le talkie-walkie lui crachait les paroles de Robert. « Jojo, tu te dépêches ? Elle te répondra pas de toute façon ! Allez viens ! on va casser la croûte, j’ai faim… »

 

Joseph souriait, il savait que Robert l’observait en noir et blanc sur la petite télé ; comme au temps de Belphégore. Il disait à demain à sa belle, et lui envoyait un baiser de la main, puis faisait un signe du pouce à la caméra pour un OK à Robert…

Mais Joseph n’entendra jamais cette voix qui tentait de s’échapper de son carcan de toile et de peinture. « Moi aussi je t’aime, Joseph » comment allait-elle lui dire ? Comment pourrait-elle lui dire ?


Joseph était déjà loin…



------------------------------------------------

Petit texte dans le cadre de "Au clair de la plume" consigne N°1

S'inspirer de cette peinture de Richard HAMILTON, 
en insérant dans le corps de votre texte la phrase "Comment allait-elle lui dire ?"