Voilà ce qu’était notre quotidien, étrange alchimie, où ma mère compensait les désillusions de ces rêves d’enfant par la fierté de la réussite de mon père. Après tous, il avait acquis une certaine notoriété dans le monde de l’esprit. Elle s’occupait de la gestion familiale, de l’éducation des enfants, bref du bien vivre de notre foyer. Mon père lui ne vivait que de ses trois passions : Sa famille, les livres et la pêche.
La pêche ? Je ne vous en ai pas parlé ?
Dés qu’il avait un moment de libre, mon père prenait sa canne à pêche, sa besace et son bob à la marque d’un grand apéritif. Il allait à l’étang, prenait sa barque et allait mouiller l’ancre, constituée d’une grosse pierre attachée sur une longue ficelle, au centre de la mare. N’allez pas croire que l’on mangeait régulièrement du poisson à la maison. C’était seulement quand la bonne fortune lui faisait rencontrer un de ses confrères très chanceux, ou lorsqu’il ne passait pas loin de la poissonnerie. Pour tout dire, seul un don du ciel aurait pu lui faire attraper un poisson. Une fois en place, il déployait sa canne et lançait l’hameçon à l’eau. Sans aucun appât au bout. Tout n’était qu’illusion. Ensuite il s’installait au fond de sa barque, et sortait tranquillement de son sac quelques livres. Et il lisait, tranquille, loin de tout les bruits d’enfant, de casserole, aspirateurs et autre téléphone qui pouvaient troubler la tranquillité du lecteur solitaire. Seuls le vent et le bruit du clapotis venaient accompagner sa lecture. Malheur aux ouvrages qui n’étaient pas à son goût, mal écrit, sans style. Ils finissaient irrémédiablement au fond du lac. Étrange bibliothèque pour des poissons qui n’en demandaient pas tant.
Je mis longtemps à découvrir la vérité. Étonné que mon père ne veuille jamais m’amener avec lui pour me faire découvrir les joies d’un bouchon annonciateur de bonne prise, je l’avais un jour suivi en cachette. La tête pleine de rêves, de rendez-vous cachés avec agent secret à la clef. J’étais encore trop jeune pour imaginer d’autre type de rencontre. Ce jour-là je compris que mon père n’avait pas trois, mais seulement deux passions. Nous et les livres !
Mon enfance bien que bridée par une éducation stricte issue des fantasmes de ma mère ne se déroula pas trop mal. Papa m’apprit bien vite à m’évader dans son univers fait de mots, de virgules, de points. À rêver sur la vie de personnage réel ou fantasmatique, issue de mondes aussi variés que possible. À m’imaginer autre part quand l’existence me devenait triste ou insupportable. C’est tout naturellement, qu’après mon bac, je rejoignis papa dans sa boutique. Nouvelle tradition familiale ? Les prochaines générations nous le diront.
En attendant, j’ai 25 ans et mère veut que je trouve femme. Et là nul livre, ni imagination ne peuvent venir à mon aide !